Balades en Géorgie

Coincé entre la Russie et la Turquie, ce petit pays s’est forgé une culture originale, étonnante fusion du monde occidental et oriental. Venez découvrir ses pittoresques villages et ses églises orthodoxes au fil d’excursions à pieds ou en 4×4 dans les montagnes du Grand Caucase.

GEORGIE – Tbilissi Pope sur la forteresse Narikala

Tbilissi, une découverte capitale

La capitale géorgienne est une première étape idéale pour comprendre ce pays, car elle dévoile deux mille ans d’histoire dans un saisissant contraste : la forteresse Narikala défendant la ville depuis le IVème s. surplombe la tour futuriste de l’hôtel Biltmore ; dans la vieille ville, des églises de style roman voisinent avec des bains turcs et d’anciens caravansérails persans ; et l’avenue Roustavéli (les Champs-Elysées géorgiens), construite par les Russes au XIXème s., évoque les fastes de Saint-Pétersbourg tout en jouxtant de sinistres immeubles d’architecture stalinienne. C’est une ville très animée, et ses bars et clubs les plus branchés se trouvent autour de la rue Jean Chardin (un bijoutier du shah de Perse), dans le quartier… français ! Oui, vous constaterez que les Géorgiens sont assez francophiles, à défaut d’être francophones. Il faut dire que la ville a été prise ou attaquée 40 fois, mais jamais par la France… Commencez votre découverte de la ville en accédant à la forteresse par le funiculaire : son départ se trouve à côté de deux énormes tubes en acier évasés, qui s’avèrent abriter une salle de concert ! Du haut des remparts, vous aurez une vue d’ensemble sur toute la ville, et vous pourrez embrasser du regard cette étonnante juxtaposition de styles architecturaux de toutes époques. Il ne reste plus grand-chose du IVème siècle, car la forteresse a servi de garnison aux soldats russes, pas particulièrement respectueux des vieilles pierres, et elle a aussi subi de gros dégâts lors d’une explosion de munitions en 1824. Au sommet trône une statue monumentale en aluminium de « La mère de la Patrie », qui semble veiller sur la ville en tenant d’une main une coupe de vin (pour accueillir ses amis) et de l’autre une épée (pour ses ennemis)… Redescendez à pieds par les petites rues bordées de belles maisons aux balcons en bois, aux jardinets embaumant le lilas et le jasmin. Quelle surprise de se retrouver dans le quartier des bains turcs « Abanotubani », dont les coupoles en pierre au sommet ajouré laissent passer des vapeurs d’eau sulfureuse ! Juste à côté, voici la mosquée Juma, dont la façade recouverte de mosaïques bleues aux motifs orientaux évoque un palais turquoise d’Ispahan… Vous aurez bien d’autres occasions de visiter des églises, en Géorgie, mais faites quand même un tour à l’église Methéki et la cathédrale Sioni, où les offices sont souvent chantés par des chœurs masculins ou féminins. Ces intérieurs sombres où des icônes apparaissent dans le faible halo des bougies, sont imprégnés d’une vibrante spiritualité, et l’on se fige d’émotion en écoutant un moine psalmodier dans sa barbe des prières hiératiques d’une voix grave et monocorde, tandis que s’élève, comme entonné par des anges, le chant mélodieux d’un chœur de femmes cachées par un pilier… Ne quittez pas Tbilissi sans avoir visité le Musée National, exposant une magnifique collection d’art oriental, une expo sur la biodiversité du Caucase, et dont la section archéologique dévoile une fascinante collection de crânes et d’os datant de l’âge de pierre. On y apprend notamment que la Géorgie est l’un des berceaux de l’humanité !

D’extraordinaires églises et monastères

La chaîne du Grand Caucase, dont les sommets culminent entre 4000 et plus de 5000 m d’altitude, relie la mer Noire à la mer Caspienne. Ses vallées et ses alpages sont propices à une multitude de randonnées, où le grandiose le dispute au merveilleux. En rejoignant ces montagnes, vous ferez d’abord étape à Mtskheta, l’ancienne capitale du royaume d’Ibérie, pour visiter deux lieux de culte : le monastère de Jvari, juché sur une colline, dont la croix sacrée est surveillée par des moines pas commodes (qui n’hésitent pas à vous expulser si vous tentez de sortir un appareil photo !) , et la cathédrale Svetiskhoveli. Vénérée par les chrétiens orthodoxes, elle est fréquentée par une foule de croyants et de dévots pèlerins qui affluent ici depuis le IVème s., car le Saint-Suaire y serait enterré… On resterait des heures à déambuler autour des énormes piliers de cette immense cathédrale à trois nefs, pour admirer ses fresques et ses icônes, ses fonds baptismaux du IVème s., et son imposant fauteuil en bois sculpté, qui ne déparerait pas dans « Game of Thrones »…

Plus au nord, en empruntant la route « militaire » (surnommée ainsi pour rappeler l’invasion russe en 1921), vous découvrirez le superbe monastère fortifié d’Ananouri, citadelle du XVIè s. construite en surplomb d’une rivière. Son parking est envahi de boutiques d’artisanat, pas toujours local, mais où l’on peut toujours dénicher de jolies icônes et faire un selfie marrant avec une pittoresque tuque en laine de mouton… L’ascension du col de Jvari (2379 m) est pénible, car la route serpentine est encombrée d’énormes camions s’arrachant à l’apesanteur en expulsant dans l’atmosphère de sombres nuages asphyxiants… Cela laisse le temps d’observer le paysage. Manque de chance, il est enlaidi par l’hideuse station de ski de Goudaouri ! Cela n’arrivera plus dans ce périple, où l’on sera toujours séduit par le caractère bucolique et agricole des paysages. 4 km après Goudaouri, un étrange monument attire l’attention : posé sur un tertre au bord d’une falaise, un gigantesque arc de cercle en béton est recouvert d’une fresque très colorée. Construit en 1983 pour célébrer l’amitié entre la Géorgie et la Russie, il donnera l’occasion à votre guide de faire le point sur la délicate question russe, et les sentiments mitigés qu’elle suscite chez les Géorgiens : un mélange de rancœur, de bravade et d’admiration…

L’un des plus beaux sites de Géorgie se trouve de l’autre côté du col de Jvari, plus bas dans la vallée, à Guerguéti. Ce village sans charme particulier est dominé par un nid d’aigle au sommet duquel est posée la petite église de la Trinité, aux murs de grès rose gravés d’animaux étranges, entre caméléon et dinosaure…. Il faut une heure pour grimper là-haut, mais l’effort est récompensé par une vue splendide sur les glaciers étincelants du mont Kazbegi (5047 m). Une fois sur place, on n’a plus trop envie de redescendre au village, d’ailleurs beaucoup de randonneurs campent dans la prairie attenante, afin de passer plus de temps à contempler ce paysage de couverture de magazine…

Non loin de là, au bout de la vallée de Sno, voici Juta, l’un des plus hauts villages de Géorgie (2165 m). C’est le point de départ d’un magnifique et facile randonnée, à travers les alpages en compagnie des troupeaux de moutons et de vaches, et de leurs bergers. Sous les pentes rocheuses du mont Chaukhebi (3842 m), vous cheminerez le long des rhododendrons jusqu’à de charmants lacs, et les plus sportifs pourront même faire l’ascension du mont Têtu (3210 m). Chemin faisant, à noter le superbe refuge 5th Season, dont les chambres ont un mur vitré offrant une vue splendide et imprenable sur le versant opposé de cette vallée encaissée. Comme il n’est qu’à une trentaine de minutes de marche de Juta, beaucoup de Géorgiens viennent ici uniquement pour passer quelques heures dans des transats, à profiter du calme et admirer le paysage en buvant une bière, sans aller plus loin !

Les trésors de la Kakhéty 

Retour dans la plaine fertile de Kakhéty (prononcez Karéty), au nord-est de Tbilissi. C’est un peu le grenier de la Géorgie, et aussi le principal terroir viticole du pays. Les Géorgiens prétendent même que c’est là qu’aurait été fabriqué le premier vin du monde ! En effet, des recherches archéologiques ont montré que la viticulture dans cette petite république du Caucase remonte à 7 000 avant J.C., bien avant qu’elle ne soit cultivée en Europe par les Romains ou les Grecs ! RDV à Telavi, chef-lieu de la région, chez Zaza Kabulaschvili, un viticulteur-potier, pour en savoir plus sur la très particulière technique de vinification locale. Zaza nous conduit directement dans sa cave sombre et fraîche, où d’énormes jarres de la taille d’un homme se dessinent dans la pénombre. Ca sent l’argile, et c’est normal car c’est avec cette terre imperméable qu’il façonne ces jarres de plus de 2 m de haut, d’une contenance de 2000 litres ! Il lui faut trois mois pour en faire 10, en les agrandissant de 10 cm tous les 2 ou 3 jours. Une fois façonnées, il les introduit dans un énorme four à bois alimenté jour et nuit, et elles cuisent une semaine à 1300 °C ! Une fois refroidies, ces jarres géantes, qu’on appelle qvevri (comme le vin qu’elles vont contenir) sont livrées au viticulteur qui les a commandées, et sont enterrées dans sa cave, où elles peuvent servir à faire du vin pendant des siècles ! Cette technique de vinification traditionnelle, inscrite au Patrimoine immatériel de l’Humanité par l’Unesco, consiste à mettre à vieillir ensemble le jus, la peau des raisins et des rafles de vigne, ce qui confère un caractère tannique et minéral au vin, une grande longueur en bouche, avec des arômes d’amande pour le vin blanc, dont la couleur tire vers le jaune-orangé. Très fier de son vin et de ses jarres (il ne sont que trois en Kakhéty à savoir faire de si grandes jarres), Zaza prétend même qu’il serait excellent pour la santé (particulièrement contre le cholestérol), et l’on se sent d’autant plus disposé à le croire qu’il nous ressert de son délicieux jaja (prononcez chacha), une eau-de-vie très fruitée à 50 ° d’alcool…  Tout tourne autour du vin dans cette région, et même lorsque l’on visite la maison transformée en musée d’un noble Géorgien, à Tsinandali (celle d’Alexandre Chavchavadze, savant, prince et poète), on s’aperçoit que son domaine est viticole, et la visite se termine dans le cellier, où une grande marani (cave) permet de déguster ses différents crus. Intéressante expérience, qui permet de comparer des vins issus des deux méthodes employées en Géorgie : la traditionnelle, avec vinification dans des jarres enterrées, et la vinification à l’européenne, méthode d’ailleurs importée en Géorgie par cette famille. Goûtez en particulier le blanc sec 2016, de type Bourgogne, et le khikhvi (à boire plutôt qu’à prononcer) élevé en jarre, du nom d’un cépage très ancien donnant un vin blanc très parfumé, proche de la palette aromatique d’un vin hongrois de Tokay… Cette maison ayant servi de résidence d’été aux monarques russes, elle est richement meublée, avec du mobilier français et russe, et l’on peut même y admirer un tableau de Dali et un autre de Picasso ! Elle est posée au cœur d’un très beau parc de 12 ha planté de pins parasols, de cèdres, de palmiers et de bambous, et de gigantesques magnolias, à l’ombre desquels on peut s’asseoir pour regarder passer les Géorgiens endimanchés, venus retrouver là un faste révolu, et un peu de leur splendeur passée…  

Si vous êtes vraiment intéressés par le vin et la méthode traditionnelle qvevri, rejoignez Vélistsikhe et arrêtez-vous chez la famille Nodari pour voir sa cave vieille de 3 siècles. Le vigneron madré ne se fait pas prier pour soulever le couvercle posé sur le col des jarres enterrées dans le sol, et y retirer au pichet un vin rouge sucré et parfumé qu’il fait déguster aux amateurs. Normal, il en a fait son gagne-pain ! Vous aurez de la chance si vous pouvez discuter tranquillement avec lui sans qu’un bus entier d’Allemands viennent abréger votre visite en envahissant la cave, en se prévalant de la prééminence de leur nombre et de l’importance de leur timing…

GEORGIE M. Nodari, viticulteur à Velitsikhe, dans sa cave avec jarres enterrées (qvevri)

A 20 km au nord de Telavi, entourée de vigne et d’oliviers, la cathédrale Saint-Georges d’Alaverdi érige sa haute tour ronde dans la zone fertile entourant l’Alazani, le grand fleuve alimenté par les montagnes du Caucase. Datant du XIème s., c’est l’une des trois grandes cathédrales géorgiennes, l’un des trois piliers de la religion catholique orthodoxe dans ce pays. Pourtant son nom signifie « Don d’Allah », en vieux perse, ce qui en dit long sur les influences musulmanes agissantes dans cette région située aux confins de la chrétienté. Dès l’entrée, on est impressionné par ses proportions harmonieuses malgré sa hauteur (50 m). Les 16 fenêtres en meurtrière de sa tour sommitale projettent des faisceaux lumineux transperçant la pénombre, comme autant de paroles divines… On y admire de très belles fresques, dont « Saint-Georges tuant le dragon », ou une superbe « Vierge à l’Enfant » au-dessus de l’autel. A l’extérieur, il n’est pas permis de s’écarter de l’allée menant à l’église, car le complexe monastique est toujours habité par des moines, exigeant le calme et la discrétion. Si l’on traverse le fleuve et que l’on continue vers les montagnes du nord, on se trouve sur l’unique route qui mène à la Touchétie. Et quelle route ! (lire plus loin)     

Si au contraire vous restez dans la plaine, continuez jusqu’à atteindre Sighnaghi (dire « sirnari »). C’est l’une des plus jolies villes du pays, perchée sur une colline à 750 m au-dessus de la vallée de l’Alazani, et faisant face aux neiges éternelles des monts du Daguestan. Il faut se promener à pieds dans le dédale de ses ruelles en pente pour savourer le charme de ses maisons aux balcons en encorbellement, surchargés de fleurs et de plantes vertes… Sur les placettes, des marchands ambulants proposent toutes sortes de produits artisanaux, parmi lesquels les fameuses churchkhella (éternuez quelque chose comme tchourchréla), longues friandises très sucrées en forme de saucisse boudinée, à base de jus de raisin, de grenade, de noix ou d’abricot… Prévoyez de finir votre balade à proximité des remparts, et empruntez le chemin de ronde jusqu’au « Castle restaurant » : il dispose d’une grande terrasse offrant une vue sublime sur la plaine et les montagnes du Caucase. Au coucher de soleil, c’est encore mieux, et la maison prévoit même des couvertures pour ceux qui désirent rester jusqu’à ce que s’allument les étoiles…

Le fabuleux site monastique de David Gareja

A l’Est de Tbilissi, peu après Sagarejo, une route oblique vers la droite en indiquant « Udabno ». Traversant d’abord des champs d’amandiers à perte de vue, la route se dégrade à mesure qu’elle s’avance dans des steppes herbeuses, dont nul arbre ou nulle construction humaine ne vient rompre la douce ondulation des courbes. Très vite, le 4×4 s’avère nécessaire, et malgré la dextérité du chauffeur, on n’est pas à l’abri de devoir descendre pour le laisser s’extirper des profondes ornières creusées par le passage des bus ou des camions. Au bout de cette route se trouve un extraordinaire complexe monastique troglodyte, très spectaculaire, évidemment inscrit au patrimoine mondial de L’UNESCO. Les premiers monastères chrétiens ont été construits ici dès le IVème siècle, creusés directement dans le calcaire jaune-ocre, ou à flanc de falaise. On imagine que les moines recherchaient l’isolement, ils ne devaient pas être déçus dans ces steppes désertiques du bout du monde, battues aux quatre vents, à des jours de marche de la moindre tentation ou distraction… David, c’est le nom d’un des 13 pères syriens qui a fondé ici le premier monastère, avec  l’une des trois pierres saintes de Jérusalem, ce qui explique que ce site devint un haut lieu de pèlerinage de la chrétienté orientale. Et Gareja, c’est tout simplement le nom de cette région steppique. Au fil des siècles, le site abrita une vingtaine de monastères, et devint un grand centre de savoir, possédant une école réputée de peintures murales, une école de philosophie, une autre de traduction de livres liturgiques… Mais les lieux saints n’arrêtent pas les vandales : les monastères furent ravagés au XIème s. par les Turcs seldjoukides ; deux siècles plus tard par les Mongols ; puis en 1615 par le shah d’Iran, qui tua 7000 moines ! Le coup de grâce fut donné par l’armée soviétique, qui utilisa le site comme terrain d’entraînement militaire, sans égard pour le patrimoine religieux, les chars n’hésitant pas à prendre pour cible des bâtiments historiques… Aujourd’hui les moines ont réinvesti certains monastères, et des travaux de restauration sont en cours. Certes, les échafaudages gâchent un peu la beauté des lieux, mais au moins trois monastères sont ouverts à la visite. Celui de Lavra (le plus proche du parking) est fortifié, et dispose de deux églises, l’une troglodyte, l’autre pas. Sa cour donne accès aux grottes aménagées par les premiers moines. Il est émouvant de voir ces niches de pierre, certaines ouvertes à l’air libre, dans lesquelles vivaient des moines dans des conditions proches du dénuement des premiers hommes des cavernes… Pour accéder à l’autre monastère, il faut ressortir, et grimper la colline sur une sente poussiéreuse dont le tracé traverse plusieurs fois la frontière avec l’Azerbaïdjan. Depuis le sommet de cette croupe herbeuse, on ne voit que la steppe à perte de vue, et en observant cette immobilité qui semble pourtant en mouvement grâce aux ombres galopantes projetées par les nuages, la spiritualité émanant de ce lieu saint a provoqué chez moi des questions métaphysiques et/ou existentielles, telles que l’impermanence de la vie (il n’existe rien de constant si ce n’est le changement, comme disait Bouddha), la relativité du temps, ou la futilité des désirs humains… Sans réponse probante, j’ai suivi l’étroit sentier qui s’accroche à flanc de falaise, pour accéder aux grottes du monastère d’Oudabno. Certaines sont ornées de magnifiques fresques rupestres du Xème au XIIIème s., mais comme elles sont exposées à l’air libre, certaines sont presque effacées, alors que d’autres sont incroyablement bien conservées. Il faut crapahuter un peu pour aller de grotte en grotte, et leur accès difficile rend leur surveillance impossible, ce qui engendre des comportements stupides : certains gravent leur nom ou font des dessins obscènes à côté des images pieuses, d’autres touchent les parois de leurs mains huileuses pour vérifier si les peintures de s’effacent pas, et lors de mon passage, un groupe de touristes allemands (encore eux) a trouvé normal de « privatiser » la plus belle grotte (celle de la fresque de la Cène du XIème s.) pour pique-niquer, en se souciant comme d’une guigne des autres voyageurs, qui devaient patienter qu’ils aient fini de déjeuner pour profiter en silence de la beauté des lieux. Cet épisode a confirmé ma conviction que l’homo touristicus, lorsqu’il vit en bande, est la branche la moins évoluée de l’espèce humaine !  

Les villages perdus de Touchétie

Disons-le sans ambages, l’excursion consistant à se rendre en Touchétie est à déconseiller aux personnes sujettes au vertige. En effet, l’unique route qui mène à cette région enclavée est constamment en balcon (sans rambarde de sécurité) sur d’impressionnants précipices ! Et il n’y a pas que quelques passages critiques, ça dure des heures ! Vraiment insoutenable pour quelqu’un qui aurait peur en voiture, ou que le vide effraie. Je reconnais que je n’en menais pas large, lorsque les roues du minibus 4×4 se rapprochaient de l’abîme, et j’avais les mains blanches à force de m’agripper à la portière, parce qu’en plus cela secoue pas mal à l’arrière… J’aurais pu casser un kilo de noix dans cette voiture, et sans les mains ! Mais en évitant de regarder en contrebas, on se délecte de paysages montagneux d’une beauté sauvage à couper le souffle. Lorsque le chauffeur fait une dernière pause à l’Abano pass (2860 m), le col battu par des vents glaciaux qui donne accès à la Touchétie, le plus dur est fait, et l’on se détend un peu en photographiant la très esthétique vallée qui s’ouvre au regard, piquetée de fleurs blanches qui s’avèrent être des moutons. Sans ces pylônes datant de l’époque soviétique, Spielberg pourrait y tourner le prochain Jurassic Park… Au loin, on distingue quelques-uns des 29 glaciers de Touchétie, qui possède aussi le plus haut sommet du Caucase, le mont Tébulo, culminant à 4493 m !

Le col étant pris par la neige une grande partie de l’hiver et du printemps, les rares résidents permanents de Touchétie (une vingtaine de personnes) passent 7 mois coupés du reste du monde. On n’imagine pas ce qu’ils doivent endurer, sachant que même en été, lorsque le sol dégelé veut bien donner des pommes de terre, des oignons et quelques chous, tout vient par la route ! Cette région est si isolée que le tourisme est la principale source de revenu des habitants. Presque toutes les maisons d’Omalo, le village principal, sont des guesthouses ! Le centre du bourg est occupé par tous les minibus 4×4 qui déposent ici les randonneurs. En effet, si l’on brave les dangers de la route pour venir en Touchétie, c’est pour faire des treks dans un cadre somptueux et une nature intacte. Le guide ne l’a pas dit tout de suite, mais il y a des loups et des ours dans ces montagnes ! En France aussi, cela dit, mais sans doute pas autant, et vu le caractère rugueux des Touches, je n’ose pas imaginer celui des ours… Ce qui fascine d’emblée, en arrivant à Omalo, ce sont ces étranges tours juchées sur un tertre, qui coiffent le village. Comme notre guide a choisi la seule guesthouse installée dans une tour située au cœur du hameau, je ne tarderai pas à tout savoir sur leur origine et leur fonction. Au Moyen Âge (et c’est en partie toujours le cas aujourd’hui…), les bergers n’avaient qu’une richesse : leurs troupeaux. Pour les protéger des razzias des tribus tchétchènes, ils ont construit ces tours défensives avec ce qu’ils avaient sous la main : des pierres sèches. La technique architecturale est inspirée de celle des bâtisseurs du Daghestan voisin, mais leur génie empirique a été d’arriver à élever ces colonnes de pierre légèrement pyramidales sur plusieurs étages (entre 3 et 7), jusqu’à 20 m de haut, et de faire en sorte qu’elles résistent au climat particulièrement rude de ces montagnes. En bas se tassaient les animaux, et la famille se répartissait suivant un ordre établi, les femmes après les bêtes, puis les frères et sœurs, le chef de famille se réservant la chambre la plus élevée (mais aussi la plus étroite et la plus ventée)… Cette société très patriarcale a conservé ses caractéristiques, et il n’est pas rare de voir une pancarte ou un pictogramme « interdit aux femmes » devant certains lieux tel que le cimetière, une brasserie, ou un autel religieux. Mais ces règles venues d’un autre âge sont moins strictes vis-à-vis des touristes de sexe féminin, qui peuvent toujours prétendre qu’elles ignorent cette interdiction. Dans la famille qui nous accueille, les femmes sont effectivement en cuisine, et servent les hommes qui discutent les pieds sous la table en buvant un coup et en les regardant s’activer sans bouger un doigt pour les aider. Mais Tsiala Idoidze, la femme de notre aubergiste, ne semble pas vouloir remettre en cause cette répartition des tâches, elle est même fière de sa culture, et lorsque j’ai proposé de faire son portrait, elle a choisi de poser avec une photo N&B où l’on voit le grand-père de son mari poser en tenue d’apparat avec quelques cosaques patibulaires mais presque, qui seraient certainement peu favorables au mouvement « me too »…  

Les treks consistent à relier à pieds, entre 2000 et 3000 m d’altitude, les rares villages de Touchétie. Pour éviter les boucles, pas toujours possibles, les randonneurs sont récupérés en minibus en fin de journée. Chemin faisant, on se régale de framboises sauvages en traversant les forêts, et de myrtilles sur les crêtes herbeuses. Ces balades bucoliques réservent parfois de belles surprises, comme ces tours fantomatiques qui émergent de la brume, ou comme à Shenako, un hameau dont les maisons sont à moitié enfouies dans la pente de la montagne, et où un improbable panneau annonce en lettres rouge : FAST-FOOD ! L’une des plus belles randonnées consiste à remonter la vallée Pirikiti, le long du torrent Alazani. Elle permet de visiter de très beaux villages tels que Dartlo et ses maisons carrées, cerclées de balcons en bois à balustrades, et aux tours en très bon état, et d’autres plus modestes, plutôt des hameaux, tels que Kvavlo et Dano. Dans ce dernier, j’ai vu un curieux petit autel extérieur en pierres sèches, surmonté de cornes et de crânes de mouflons, avec une petite niche dans laquelle se trouvaient de nombreuses pièces de monnaie, quelques bougies, et des cartouches vides de fusil ! Dans ces villages si isolés, loin de toute église, la religion est largement teintée d’animisme… Mais lorsqu’on leur en parle, les Touches jurent qu’ils sont bien catholiques orthodoxes, et qu’ils respectent au plus haut point les moines. Touche pas à mon pope !

Essayez d’atteindre Parsma, l’un des derniers villages situés au bout de la vallée Pirikiti. Perché sur un replat herbeux surplombant d’une centaine de mètres le torrent, c’est le symbole même de l’isolement et de la persévérance humaine. En amont, deux hautes tours en pierre semblent surveiller l’envahisseur venu du Nord. De maigres vaches vous ignorent, se dépêchant de brouter toute l’herbe disponible avant les premières neiges, qui arrivent en octobre, par ici. Avec si peu à offrir et tant à redouter, la nature, si belle soit-elle, est plutôt hostile aux humains, et l’on devine, en passant le long des cabanes en pierre couvertes de lauzes, dont les étroites ouvertures ne laissent passer qu’un jour famélique, et les pierres disjointes des courants d’air glaciaux, que la vie est un combat, dans ces montagnes coupées de tout. Ils sont tellement isolés du reste du pays que les bergers jettent la laine de leurs moutons, car cela leur coûterait trop cher en transport… Pourtant, les habitants n’ont pas renoncé à leur hospitalité légendaire, et si vous rencontrez un Touche dans ces villages austères, il vous invitera spontanément à partager le peu qu’il a – pain, fromage de brebis, tomates, viande de mouton (on ne mange pas de porc en Touchétie) – et tentera de communiquer avec le peu de notion d’anglais qu’il a acquis au contact des randonneurs. C’est l’une de ces rencontres fortuites qui restera le meilleur souvenir de mon voyage en Géorgie. Ce jour-là, comme je ne pouvais pas suivre le reste du groupe pour cause de cheville fragile, Jamari, le chauffeur du 4×4, m’avait déposé à Dano, un hameau quasi désert. Assis contre un muret, j’admirais la majesté des montagnes alentour, lorsque Jamari m’a hélé en faisant de grands gestes. Ayant rejoint trois potes à lui, bergers évidemment, il me proposait de partager leur repas. Ne voulant vexer personne, j’ai accepté. Mais la communication a vite trouvé ses limites, et que fait-on dans ce cas ? Eh bien on trinque, et on chante. Je sais maintenant dire parfaitement « santé » en géorgien, « gaumarjos« , d’autant plus qu’il est rigoureusement impossible de refuser de boire lorsqu’ils proposent un toast. Chaque toast est porté en l’honneur d’une entité à qui il ne s’agirait pas de manquer de respect : à Dieu, à son père, à sa mère, au pope, et toute la famille y passe jusqu’aux amis ! Si je n’ai pas roulé sous la table, c’est parce qu’à la fin, je ne faisais que tremper mes lèvres dans le verre de jaja… Mais j’étais stupéfait de constater que le chauffeur, lui, ne faisait pas semblant de boire ! Entre chaque entrechocage viril de verres, l’un ou l’autre agrippait une mandoline et entonnait un chant rugueux et mélancolique, que j’imaginais raconter la vie âpre d’un berger de Touchétie… Des moments d’humanité inoubliables, vraiment… touchants !

Pratique

Y aller : Georgian Airways, vol direct Paris/Tbilissi en 4h30.

Circuit : L’UCPA propose un séjour intitulé « Trek dans le Grand Caucase », mixant découvertes culturelles et randonnées, à partir 2090 € tout compris (vols, hébergement 12 nuits, pension complète, matériel et encadrement) :  www.ucpa.com

Bonnes adresses

Hotel KMM à Tbilissi : pour sa terrasse offrant la belle vue sur la vieille ville. A partir de 80 € la ch double.

Old Armazi, à Mtskheta : restaurant à la terrasse située au-dessus d’une rivière, proposant une multitude de mezze délicieux et de plats maison. Compter 15 €/p.

Tamuna guesthouse, à Sighnaghi : pension très propre et calme, tenue par M. Genadi et sa femme, très accueillants. 20 €/p en B&B.

Gareja guesthouse, à Udabno : pension familiale de 5 ch très correctes, située au village le plus proche des monastères. Nelly, la patronne, vous fera un petit festin pour 5 €/p !!

Touchétie Tower, à Omalo : l’auberge dans la tour en pierres sèches de Nziala et Nugzar. Le confort est très « roots », mais accueil chaleureux et sincère. Avec le peu de moyens et de victuailles dont elle dispose, Nziala arrive à concocter de délicieux repas, et ses khatchapouri au fromage fondant (sortes de nan indiens), ses rouleaux d’aubergines aux noix ou ses beignets farcis à la viande de mouton, ne restent pas longtemps sur la table ! Compter 25 €/p en 1/2 pension.

A lire : Le Petit Futé « Géorgie »

3 commentaires sur « Balades en Géorgie »

  • Magnifique article qui donne furieusement envie de se rendre en Géorgie sur le champ.
    Aucune mention de Staline dont c’est pourtant la terre natale. On dit même qu’il garda toute sa vie un accent rocailleux propre à ce pays montagneux. C’est un parti pris personnel ou les géorgiens ont- ils renié cet homme comme lui-même avait renié sa patrie??
    Merci pour ce tres bel article

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    • En effet, la plupart des Géorgiens considèrent Staline comme un traître à la patrie, puisqu’il voulait « soviétiser » le pays. Mais pour être franc, je ne voudrais pas m’aventurer à parler de la politique passée ou présente de ce pays, que je ne connais pas assez. De plus, j’ai bien senti sur place que la question russe était toujours délicate, les plaies du passé n’étant pas refermées…

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