La charcuterie corse

Hélas souvent galvaudée, la véritable charcuterie corse a le goût unique de son terroir. Pourquoi est-elle si savoureuse, et comment faire le tri entre l’authentique de caractère et la fade copie industrielle ? Existe-t-il un label de qualité auquel se fier ? Pour le savoir, il faut se rendre sur place et rencontrer des éleveurs et des producteurs, fiers de leurs salaisons et de leur savoir-faire.

Stéphane Paquet visite ses cochons Nustrale en compagnie d’un autre éleveur, Paul Casamarta

Le 4×4 de Stéphane Paquet cahote sur un chemin bosselé de Sampolu Giovicacci, au-dessus de Bains-de-Guitera, en Corse du Sud. A 1300 m d’altitude, sous les sommets enneigés de Punta di Forco d’Olmo, la châtaigneraie parée des couleurs d’automne s’étend à perte de vue. Stéphane (qui était alors président du syndicat de défense et de promotion des charcuteries de Corse) s’arrête au bord d’une parcelle, et s’avance dans le champs en compagnie de Paul Casamarta, un éleveur-producteur de charcuterie corse traditionnelle. Immédiatement, des cochons noirs et blanc sortent des frondaisons et s’approchent d’eux en grognant, curieux de cette visite impromptue. Constatant qu’on ne leur apporte rien de bon, les porcs reprennent vite, le groin à ras du sol, leur quête de châtaignes. Il faut dire qu’à cette période de l’année, c’est l’essentiel de leur nourriture, et c’est justement cela qui confère à leur viande son caractère, son gras et son goût si particulier. Cela, et la race des porcs. Stéphane Paquet explique : « En Corse, l’élevage de porcs relève d’une tradition pastorale ancestrale reposant sur l’utilisation du territoire montagnard par des animaux de race endémique connue sous le nom de « Nustrale » (la nôtre). C’est une race rustique à croissance lente, qui se distingue par sa capacité génétique à faire du gras avec en particulier un taux de persillé élevé. Leur élevage la plupart du temps en liberté suit le rythme des saisons : en été, on les monte en estive, au-dessus de 1200 m d’altitude, là où ils trouvent des herbes, racines, glands de hêtre, ainsi qu’un complément alimentaire tous les 3 à 4 jours. C’est l’époque où est programmée la mise bas des femelles, de manière à ce que l’année suivante, les porcs âgés de plus de 1 an soient « finis » aux fruits d’automne les 45 derniers jours de leur engraissement. En automne, quand les châtaignes sont prêtes à être récoltées, les cochons sont rentrés et chacun ramasse les plus belles châtaignes. 40 jours plus tard, les cochons sont relâchés dans la châtaigneraie, et c’est à eux de se goinfrer ! Quand les châtaignes sont épuisées, on les fait descendre dans des forêts de chênes verts, pour qu’ils se nourrissent de glands. De novembre à février, ces châtaignes et ces glands constituent le meilleur des festins, et donnent à leur viande un goût subtil de sous-bois et de noisette. Comme autrefois, l’abattage des porcs Nustrale, qui sont donc âgés d’un an et demie, a lieu exclusivement durant la période d’hiver. Contrairement aux autres porcs élevés en batterie sur le continent et utilisés pour la charcuterie soi-disant corse, abattus toute l’année au bout de 6 mois d’un engraissement intensif… »

La fabrication traditionnelle

Retour en plaine, à Murato, à l’atelier de charcuterie de Patrick Fiori. Alors qu’il embosse de gros saucissons, cet éleveur-producteur détaille les principaux éléments constituant la charcuterie corse : « Après l’abattage (a tumbera) réalisé en hiver encore parfois à la ferme, l’animal est dépecé et découpé, et la viande transformée. On le sait, tout est bon dans le cochon, et rien ne sera perdu, du sang aux entrailles en passant par la tête ou les pattes… En ce qui concerne la charcuterie, les deux pattes arrière sont parées et salées au sel sec, poivrées, puis mises à sécher de longs mois en cave pour se transformer en jambon sec (prisuttu) ; l’échine salée servira à faire la coppa embossée dans le caecum, qui sera ficelée, fumée et séchée ; le filet et le carré de côtes donnera le lunzu, préparé comme la coppa ; la poitrine servira à faire de la panzetta, et le reste, mixé plus ou moins gros, parfois fumé et séché, servira à confectionner différents types de saucissons poussés dans le suivant ou la rosette. Il ne faut pas oublier le figatellu, une fine saucisse fumée, en forme de U, à base de foie, qui se consomme rôtie au feu, quelques semaines après sa fabrication ! » C’est d’ailleurs pour cela qu’il est si rare d’en trouver, les connaisseurs se les arrachent, ou les réservent : un figatellu vendu après le mois d’avril a donc peu de chances d’être issu de la charcuterie corse traditionnelle… Après l’embossage des saucissons, le temps est venu de la maturation et du séchage des viandes, et ça prend du temps. Généralement, les saucissons et les jambons de qualité sont séchés et affinés à la ferme, au frais dans des pièces sombres et ventilées. Au cours de différents reportages en Corse, j’ai eu l’occasion de visiter plusieurs fermes qui produisent de la charcuterie haut de gamme, et ce qui m’a stupéfié, c’est de voir les conditions d’hygiène des pièces où étaient suspendus jambons et saucissons : caves aux murs moisis ouvertes aux courants d’air, toiles d’araignées partout, sol en terre battue… A 1000 lieues des salles blanches aseptisées, à l’hygrométrie contrôlée, dans lesquelles s’affinent les charcuteries du continent. Et pourtant, au goût comme en qualité, c’est le jour et la nuit ! La charcuterie traditionnelle est savoureuse et équilibrée, fondante et parfumée, tandis que la charcuterie industrielle est souvent trop salée ou fumée, pour donner l’illusion d’une puissance aromatique qui n’est pas apportée par la viande… Cette distinction m’a été confirmée par François Casabianca, ingénieur à l’INRA de Corte. Pour lui, il ne fait aucun doute que la race porcine corse, à croissance lente, a une incidence forte sur le plan organoleptique : la viande est bien rouge et persillée, et son gras, légèrement rosé, joue un rôle dans les arômes qui se développent au cours de la maturation du jambon. C’est lui qui m’a appris que certains fabricants de charcuterie corse, pour faire face à une demande saisonnière importante, utilisent sans le dire des carcasses d’animaux importés (porcs sur pied de Bretagne ou morceaux prédécoupés en provenance d’Espagne ou des Pays-Bas), et tentent de « corsifier » la viande en la fumant un peu ou en la ficelant ! Et parfois ils ajoutent du sucre et des ferments… Alors comment faire pour séparer le bon groin de l’ivraie ?

La « cathédrale » de jambons de Pascal Fiori, à Murato
Alain Valentini montre un jambon devant sa cave d’affinage à La Porta
Salle de fumage des figatelli de Pascal Fiori, à Murato
Antoine Poggioli nourrit ses truies dans un enclos sous la châtaigneraie à Ucciani
Antoine Poggioli fait sécher ses figatelli dans son atelier d’Ucciani
Antoine Poggioli tient un jambon, à Ucciani
Antoine Marcaggi tient une coppa
Antoine Marcaggi et ses cochons dans la châtaigneraie de Bocognano

Le point sur les labels

Heureusement, les efforts de Stéphane Paquet et des défenseurs de la véritable charcuterie corse n’ont pas été vains, et l’INAO a accordé en 2011 l’AOC pour le prisuttu, la coppa et le lunzu. Ce label garantit que la charcuterie est obtenue à partir de porcs de race nustrale élevés en Corse, avec des porcelets nourris sous la mère (sans lait artificiel), bénéficiant d’un parcours avec densité maximum de 5 porcs par hectare, qui passent un minimum de 45 jours en engraissement naturel sous les chênes et les châtaigniers, et qui sont abattus en hiver à 12 mois minimum. Le jambon AOC devra perdre au moins 25 % de son poids au séchage, et être commercialisé avec un minimum de 12 mois. Le lunzu AOC doit être affiné au moins 2 mois et vendu à 3 mois minimum. La coppa AOC doit être affinée au moins 2 mois, et vendue à 5 mois d’âge minimum.

Là où ça se « corse », c’est qu’un consortium regroupant 11 entreprises charcutières familiales de Corse (qui revendique 75 % de la production de l’île), a obtenu l’indication géographique protégée (IGP) pour 7 de ses produits : lonzu, coppa, bulagna, panzetta, figatellu, saucisson sec et prisuttu. Des produits qui auront droit à l’appellation « Charcuterie de l’île de Beauté ». Or, ce label rivalise avec l’AOC, ce qui provoque la confusion chez le consommateur, car il ne sait plus à laquelle se fier ! En effet, l’IGP garantit des porcs d’origine 100% française et des produits transformés en Corse, mais sans exiger une race particulière ni une provenance des porcs, qui peuvent venir de Bretagne ou d’ailleurs en France (bonjour l’empreinte carbone !). Seule la charcuterie AOP garantit des porcs corses et une charcuterie transformée sur l’île, qui a de facto droit à l’appellation « charcuterie corse ».  Enfin, comme si la situation n’était pas assez compliquée, une charcuterie corse (l’Atelu Corsu) a obtenu en 2016 le Label Rouge pour ses saucissons, sa rosette et sa coppa. Si le Label Rouge garantit une fabrication contrôlée et une qualité générale du produit, il ne garantit pas la race des porcs, qui peuvent donc aussi provenir de Bretagne… Finalement, la meilleure façon de déterminer si une charcuterie corse est de qualité, c’est de la goûter ! Venez en Corse, demandez aux insulaires où ils achètent leur charcuterie, posez des questions dans les boutiques sur le mode de fabrication et la race des porcs, votre curiosité sera récompensée car vous éviterez ainsi qu’on vous traite comme « u pinsuttu » (un touriste à la voix pointue) à qui l’on peut vendre n’importe quoi, du moment que cela a l’apparence locale…   

Les bonnes adresses

Voici une liste de boutiques vendant de la charcuterie corse de haute qualité :

  • U Muntagnolu, 15 rue César Campinchi, à Bastia. https://www.umuntagnolu.com/
  • L’Orriu, cours Napoléon, à Porto Vecchio. https://www.lorriu.fr/
  • San Mighele, U Peru, à Murato
  • Atelu Corsu, route d’Alata, à Ajaccio
  • U Stazzu, 1 rue Bonaparte, à Ajaccio
  • Tempi Fa, 7 av Napoléon, à Propriano
L’Orriu, à Porto-Vecchio